Recherches sur les origines du Kemenet de Cornouaille (IXe-XIe siècles)
Samedi 7 juin 2008, par
.Adhérez à Tudchentil !
Notice d'adhésion 2023 à Tudchentil, à remplir et à envoyer avec votre chèque au siège de l'association.Catégories de l'article
Source
Bulletin des Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 2008, N°1, t. 115, p. 99-118.Citer cet article
Jean-Paul Soubigou, Recherches sur les origines du Kemenet de Cornouaille (IXe-XIe siècles), 2008, en ligne sur Tudchentil.org, consulté le 5 octobre 2024,www.tudchentil.org/spip.php?article515.
Dans un précédent travail de recherches, nous avons étudié les origines des vicomtes de Léon au XIe siècle, en privilégiant l’hypothèse de l’émergence d’un lignage cornouaillais, représenté par le vicomte Guiomarch, vassal du comte Alain Canhiart, et ayant pour fief le Kemenet. Nous avons proposé de voir en Guiomarch II, décédé en 1103 [1], premier vicomte de Léon attesté, le petit-fils de ce vicomte et le fils de Ehoarn, cité dans la charte 50 du cartulaire de l’abbaye de Landévennec relatant une donation du duc Alain Fergent en faveur de cette dernière, vers la fin du XIe siècle [2]. Les plus anciennes sources diplomatiques qui nous font connaître ce lignage remontent au XIe siècle : ce sont d’une part trois chartes cornouaillaises et d’autre part deux actes émanant d’abbayes extérieures.
Il s’agit de trois chartes de l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé (II, III et IX) [3], étant précisé que dans la charte II, dite des possessions de l’abbaye, Guiomarch ne porte pas le titre de vicomte contrairement aux deux autres : la III relate une donation par le comte de Cornouaille, Alain Canhiart, après sa victoire sur le vicomte Guiomarch, allié à d’autres seigneurs, cérémonie à laquelle assiste Morvan, vicomte [4]. Ce dernier s’était lui aussi rebellé contre Alain Canhiart qui le vainquit [5]. Quant à la charte IX, elle enregistre une donation par Judith, épouse d’Alain Canhiart, en faveur de l’abbaye, en présence des « vicomtes Guiomarch et Morvan ».
En outre, Guiomarch, portant le titre de vicomte de Léon, est aux côtés d’Alain III, duc de Bretagne, et d’Alain Canhiart, comte de Cornouaille, lors d’une donation en faveur de l’abbaye de Redon, dans une charte apocryphe du cartulaire de cette abbaye datée de 1021 (CCCLVI), mais cet acte a été pour le moins réécrit, selon Hubert GUILLOTEL [6]. Enfin, un vicomte Guiomarch est témoin d’une charte d’Alain III en faveur de Marmoutiers (entre 1034 et 1040) [7].
A contrario, on constate qu’aucun vicomte de Léon n’est témoin de la donation de la paroisse de Plougasnou à l’abbaye de Saint-Georges de Rennes par Conan, duc de Bretagne, en 1040 [8] et que lors d’une donation par le duc Hoël en faveur de Sainte-croix de Quimperlé en 1069 (Cartulaire, charte LIV), c’est Rolland, sire de Léon, qui est cité parmi les témoins, personnage dont le patronyme ne se retrouve pas dans le lignage des vicomtes de Léon, qui portent alternativement les nomen Guiomarch et Hervé (Hoarveus) à partir de la fin du XIe siècle.
Il est par conséquent légitime d’envisager que le vicomte Guiomarch, contemporain du comte de Cornouaille, Alain Canhiart (milieu du XIe siècle), n’exerçait pas les fonctions de vicomte de Léon, titre qui n’est attesté que pour son homonyme et vraisemblable descendant connu à la fin du XIe siècle. La présente étude tente de rechercher en Cornouaille les racines de ce lignage dans le Kemenet, l’un de ses principaux fiefs (carte annexe 1).
I – Alliance avec des lignages cornouaillais
Le fief du Kemenet existait dès le XIe siècle [9] et les vicomtes de Léon en étaient les seigneurs antérieurement au XIIIe. En effet, un acte daté de 1208 relate la donation par Hervé de Léon à R., son fils, de la « sénéchaussée héréditaire dans cinq paroisses du Kemenet : Pluguffan, Plomelin, Plogastel, Plonéis, Penhars » [10]. Le siège était en Penhars (jouxtant Quimper) d’après une déclaration au roi datée de 1681 : « la seigneurie du Kemenet, située en la paroisse de Penhars » [11] . Au total, à la fin de l’ancien régime, il s’étendait sur 11 paroisses situées entre la rive droite de l’Odet, la montagne de Locronan, la rivière d’Audierne et la mer (voir carte en annexe 1). Selon Bernard TANGUY, le terme de Kemenet correspondant au latin commendatio désigne un territoire taillé pour un vassal et confié à sa garde. Il était connu du Cartulaire de Redon, qui mentionne un Kemenet à Josselin, dépendant du comté de Porhoèt. D’autres Kemenet existaient au XIe siècle, en Léon (Kemenet-Ily), en Vannetais (Kemenet-Heboë, dont faisait partie l’île de Groix). Ils sont apparus après les invasions normandes, car on n’en trouve aucune mention avant le IXe siècle [12].
Dans deux récentes études consacrées aux seigneurs de Guengat [13] et à la baronnie du Juch [14], fiefs limitrophes du Kemenet, Gérard LE MOIGNE traite des origines de ces lignages. Tout en excluant un lien entre les seigneurs de Guengat et ceux du Kemenet, il conclut que les premiers descendent des puissants sires du Juch. Or, à propos de ces derniers, il évoque plusieurs hypothèses quant à leur origine, dont celles-ci :
- Dans la noblesse cornouaillaise, plusieurs familles revendiquaient l’honneur d’être issues de la maison de Léon ; elles portaient généralement dans leurs armes le lion emblématique de cette maison, parmi lesquelles les seigneurs du Juch. Les sires de Guengat seraient donc liés indirectement aux vicomtes de Léon. En faveur de liens entre les seigneurs de Kemenet et ceux de Guengat, il convient de signaler le fait que vers 1175 l’un de ces derniers s’appelait Guiomarch, nomen qui était l’apanage des vicomtes de Léon.
- Selon BOURDE DE LA ROGERIE, la baronnie du Juch serait une ancienne dépendance du Kemenet, qui s’étendait dans les paroisses comprises entre la mer, l’Odet et une ligne allant de Quimper à Plounevez-Porzay ; de plus, toutes les seigneuries, sauf les Régaires (c’est-à-dire le fief épiscopal), Locmaria et l’Ile Tristan, et probablement Pont L’Abbé, paraissent avoir été d’anciennes dépendances du Kemenet ; mais, des cessions nombreuses l’avaient profondément modifié avant le XVIIe siècle [15]. Ce nom pourrait indiquer un fief antérieur au Xe siècle qui s’étendait à l’origine dans les deux pagi du Cap Sizun et du Cap Caval. A la suite de nombreux démembrements, le Kemenet ne conservait plus au XIIIe siècle qu’une douzaine de paroisses et trèves.
- Noël-Yves TONNERRE toutefois considère que les seigneuries du Juch et de Tyvarlen auraient pu se constituer aux dépens d’une châtellenie primitive de Pont-Croix : elles blasonnaient au XIIIe siècle « d’azur au lion d’argent ». Il pose, en outre, le problème de l’origine des fiefs possédés par les vicomtes de Léon en Cornouaille (Daoulas, Crozon, Porzay, Quémenet et Bourgneuf –la paroisse de Plouyé en Poher) : leur appartenaient-ils dès le XIe siècle ou ont-ils été acquis à la suite d’unions matrimoniales entre les deux maisons (de Léon et de Cornouaille) ? [16].
De même, l’examen des armoiries peut induire une origine commune des vicomtes du Kemenet et des seigneurs de Pont l’Abbé, également étudiés par Gérard LE MOIGNE [17], qui indique que les seigneurs de Pont l’Abbé prétendaient dans un aveu de 1410-1411 que « le Kemenet et la paroisse de Penhars détenus par les vicomtes de Léon furent de l’héritage des Sires du Pont ».
- les vicomtes de Léon blasonnent d’or au lion morné de sable
- les seigneurs du Pont ont également le lion pour emblème et leur seigneurie s’étend au sud du Kemenet [18]. Le nomen dynastique du lignage était celui de Hervé à partir du XIIIe siècle [19]. Ces deux familles se sont alliées au début du XIVe siècle : Hervé III du Pont (sire De Gouarlot) épousa Mahaut de Léon en 1318 [20], mais leurs armoiries devaient être acquises bien avant, car le père de Hervé II portait « d’or au lion de gueules, armé, lampassé et couronné d’azur », tandis que Hervé V de Léon blasonnait d’or au lion morné de sable, selon le rôle d’armes de l’ost de Ploermel qui est le plus ancien armorial exclusivement breton. Au nord du Kemenet, les seigneurs de Nevet portent le léopard qui est l’emblème des vicomtes du Faou : ces derniers blasonnaient « d’azur au léopard d’or » [21].
Ainsi, entre le Porzay et le Cap Sizun au nord et la seigneurie du Pont au sud, le Kemenet occupe une place centrale. Il existe une unité géographique, des témoignages de liens anciens de vassalité et une parenté armoriale entre les différentes seigneuries du Cap Caval aux XIIe et XIIIe siècles, qui conduisent à envisager l’hypothèse d’un démembrement d’un fief originel couvrant le territoire du Cap Caval, voire du Cap Sizun.
II – Étude des ressorts diocésains et monastiques
Pour aborder l’examen de la configuration primitive du Kemenet, nous disposons de peu d’éléments. C’est pourquoi l’étude des ressorts respectifs du diocèse et des monastères cornouaillais peut y contribuer. L’apport du cartulaire de Landévennec est précieux, car il permet de dresser la carte des possessions de l’abbaye en Cornouaille avant le XIe siècle, au cours duquel il a été compilé (vers 1050) [22].Dans une étude [23], Henry GUIRIEC établit que les donations attribuées au roi Gradlon (n° 1 à 26) sont situées en dehors des pagi de la Cornouaille qui entourent Quimper (Cap Sizun, Cap Caval, Fouesnant) et qui pourraient être considérés comme la zone d’influence des évêques de Cornouaille.(carte annexe 2).
À la fin du IXe siècle, Gurdisten, abbé de Landévénnec et rédacteur de la Vie de saint Guénolé, présentait parmi les quatre colonnes de la Cornouaille, outre saint Corentin, saint Guénolé et le roi Gradlon, saint Tugdual qui peut être identifié avec saint Tudi [24]. En effet, saint Tudi était principalement honoré dans les trois pagi précités, et le monastère de Locmaria a dû être précédé d’un sanctuaire qui lui était dédicacé. Les abbés de Saint-Tugdual ont été associés par les comtes Cornouaille à plusieurs donations :
- charte 24 du cartulaire de Landévennec, donation par Hepuuou, fils de Rivelen et se disant de sang royal, de l’église de Sanctus (Saint-Thois), en présence de l’évêque de Quimper, de Benoît, abbé de Landévennec et de Urvoet, abbé de Saint-Tutgual, ainsi que du comte Uurmaelon, ce qui permet de la dater du début du Xe siècle
- dans la charte de donation en faveur de Locmaria par Benedic, évêque-comte, du tiers de l’église de Gourlizon, Gurki est appelé « gouvernant » et non abbé de saint Tudi
- sous Alain Fergent, « Daniel abbas Tudi » est témoin d’une donation du duc en faveur de Quimperlé, et Guegon, « abbatt Tudi » est mentionné dans la charte 50 de Landévennec parmi les signataires , dont Guihomarc, fils de Ehoarn (actes passés à la fin du XIe ou au début du XIIe siècle).
Si dans les deux premiers actes, l’abbaye de Saint-Tudi désignait vraisemblablement un établissement monastique ayant précédé celui de Locmaria de Quimper, dans les deux dernières chartes, Daniel et Guégon sont en fait abbés de Loctudy, monastère tombé aux mains des seigneurs du Pont qui le rétrocédèrent à l’abbaye de Saint-Gildas de Rhuis [25]. Ainsi, les abbés de Saint-Tugdual puis Loctudy ont gardé aux XIe et XIIe siècles une influence en Cornouaille, malgré l’expansion de Landévennec en Cap Caval et autour de Fouenant grâce aux donations de Dilès (charte 43 : biens situés en Plonéour, Beuzec, et Peumerit, et Fouesnant), puis de Budic (charte 45 : Plonéour et Plozevet), et Benedic (charte 47 : Plonéour) [26]. En Cap Caval, le prieuré de Saint Philibert en Lanvern appartenait également à Landévennec, et pourrait rappeler les liens ayant été tissés au Xe siècle avec l’abbaye de Saint-Philibert de Noirmoutiers, suggérés par la charte n° 20. La chronologie des donations révèle donc, pour les possessions cornouaillaises, deux périodes : la première non datable est celle de Gradlon localisables au nord, et la seconde couvrant la deuxième moitié du Xe et le XIe siècle concerne l’ouest du Cap Caval principalement, c’est-à-dire le fief des comtes de Cornouaille. Parallèlement, l’évêché et l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé bénéficièrent de donations limitées en Cap Caval de la part d’Alain Canhiart et de son fils, Hoël [27].
En conclusion, la cartographie des possessions monastiques montre que le Kemenet, tel qu’il était connu, ne fut pas concerné par les donations, en dehors de Caer Bulauc en Plozevet, dans la charte 45 de Landévennec, donnée par Budic, et Kaer Huel en Kemenet, donné à l’évêque de Quimper par Hincmon, fils de Saluden, sous Hoël, entre 1066 et 1084 [28]. Faut-il y voir un rapport avec le pouvoir des abbés de Saint-Tudi qui, jusqu’à la fin du XIe siècle, conservèrent une zone d’influence en Cap Caval ou était-ce la proximité du siège de l’évêché de Cornouaille qui pouvait en être la cause ?
III – De Gradlon-Ploeour au vicomte Diles
A partir des sources écrites, il est possible d’identifier quelques personnages ayant joué un rôle dans la genèse du Kemenet. Dans la liste des comtes de Cornouaille contenue dans le cartulaire de Landévennec (acte n° 54), celui de Gradlon-Plonéour précède Aulfret et Dilès (ce dernier portant le titre de vicomte dans la charte n° 25 dans laquelle il assiste à la donation de Batz-sur-Mer faite à l’abbaye par Alain Barbetorte vers le milieu du IXe siècle). Il subsiste une interrogation sur ce personnage de Gradlon-Plonéour qui pourrait avoir été contemporain de Charlemagne [29], car bien qu’ayant pour fief vraisemblablement Plonéour-Lanvern, en Cap-Caval, aucune donation n’y est attestée de sa part. En fait, le premier donateur identifié est Dilès, possessionné en Cap Caval, qui donne des biens dans la paroisse de Plonéour et deux autres limitrophes, Beuzec et Peumerit, venant de l’héritage de ses parents parmi lesquels on pourrait voir Gradlon-Plonéour (charte n° 43) [30]. On remarque cependant que le nomen de Gradlon n’a jamais été repris par la dynastie comtale de Cornouaille au XIe et XIIe siècle, mais qu’il revint à l’honneur chez les vicomtes du Faou à la fin du XIe siècle avec Gradlon, fils d’Ehuarn, dans une charte de Hervé, vicomte de Léon en faveur de Marmoutiers lors de la fondation du prieuré de Morlaix (1128). Il restait usité en Cornouaille dans le lignage de Noménoé, qui eut plusieurs fils, dont Gradlon et Guihomarch : ce dernier fit don à Sainte-Croix de Quimperlé, à la fin du XIe siècle de terres situées à Clohars-Carnoêt en présence du vicomte Ehuarn, et sa résidence était à Coray, à quelques kilomètres au nord de Quimper [31]. Quoi qu’il en soit, le lignage de Dilès, successeur probable de Gradlon-Plonéour, possédait des biens en Cap Caval, sans que l’on sache s’ils étaient en sa possession antérieurement à la création du fief du Kemenet.
Les Kemenet seraient l’une des conséquences de la réorganisation des comtés après la fin des incursions des Scandinaves. La Vie de saint Gildas datant de la première moitié du XIe siècle suggère une installation normande à Plozevet, et une autre de leur base pourrait être un îlot sur l’Odet en aval de Quimper [32] ; en outre, Philippe GUIGON émet l’hypothèse que la destruction de l’ensemble carolingien situé sur la Montagne de Locronan puisse être attribuée aux Vikings [33]. Ces trois sites sont aux limites du Kemenet, tel qu’il est connu. Nous pouvons avancer l’hypothèse que Diles Heigor Cambre, vicomte d’Alain Barbetorte, se vit confier par ce dernier (vers le milieu du IXe siècle) le pouvoir dans un fief créé à la suite des dévastations normandes entre l’océan et l’Odet et que ses successeurs, dont Budic-Castellin (acte n° 54 du cartulaire de Landévennec), étendirent ensuite leur domination sur l’ensemble de la Cornouaille [34].
IV – Du vicomte Diles au roi Guinvarch
Ce n’est qu’à partir du XIIIe siècle que les actes permettent de mieux cerner le Kemenet dont le siège était situé en Penhars, aux portes de Quimper (voir supra la charte de 1208 : « in Capite Hars »), où existaient les seigneuries de Pratenroux, Pratenras et Pratenros [35], mais la localisation précise du siège du Kemenet n’est pas connue. A la fin de l’Ancien Régime, selon un aveu du 30 octobre 1730, le fief du Kemenet dépendait du marquisat de Pont-Croix et s’étendait sur la plus grande partie des paroisses Saint-Mathieu (de Quimper), Plonéis, Pluguffan, Plomelin, et Penhars [36]. L’église et le cimetière de Saint-Mathieu, situés sur la terre donnée à Hoël par son père le comte Alain Canhiart, sont mentionnés pour la première fois en 1209 [37] et jouxtent le territoire de la paroisse de Penhars, et précisément la colline de Créac’h-Marc’h, ou « montagne de March », près de laquelle se trouve une chapelle dédiée à saint Marc, d’origine ancienne (voir carte en annexe 3). Cette colline est aussi nommée Mes-Minihy (champ du Minihy), lieu qui dépendait du fief épiscopal [38]. La chapelle Saint-Marc date du XIIIe siècle, et serait peut-être la chapelle privée de la famille Quenechmarch (le rentier de 1678 mentionne un « manoir Espern » -Lespern ?- à l’emplacement du futur cimetière Saint-Marc) et une rue Quenechmarch rejoint Maesminihy, où existait la demeure de la famille de Montville, apparentée au fief du chapitre [39]. C’est le manoir de Créach-Marc [40]. Cette terre du Minihi serait une enclave à l’intérieur du fief du Kemenet, qui avait ses fourches patibulaires sur la colline voisine appelée La Justice. L’aveu de 1730 du marquis de Pont-Croix, seigneur du Kemenet, précisait que les patibulaires étaient « à quatre poutres », ce qui était réservé aux barons et aux vicomtes [41].
Au-delà de la colline de Créach-March se trouvent les vestiges du château de Pratenroux, auquel est attachée la légende du roi Guinvarch et qui était dès avant le XIVe siècle le chef-lieu d’un fief relevant du Kemenet. La présence du toponyme marc’h est à rapprocher de cette légende qui pourrait être ancienne. En effet, selon les commentateurs de OGEE, dans une charte, Salomon, roi de Bretagne, aurait eu une résidence « in aula Penhars », ce qui reste à vérifier [42]. À Pratenroux, une statue gauloise et quelques vestiges gallo romains ont été découverts [43], et deux croix monolithiques d’époque médiévale ont été recensées, qui attestent l’ancienneté du site. Dans les contes recueillis en Cornouaille au XIXe siècle, le roi aux oreilles de cheval porte à deux reprises le nom de Guinvarch à Penhars et plus précisément à Pratenroux, et de Guivarch à l’île Chevalier, sur la rivière de Pont L’Abbé, où existait un château du roi Guimarch, connu par un aveu de 1425, et qui était encore appelé « Castel ar roué Guivarch » en 1732 [44].
Ce roi March pourrait être assimilé à la figure légendaire du roi Marc de la littérature médiévale, comme dans la tradition locale à Douanenez où il porte le nom de Porsmarch, mais aussi dans le Porzay (« Roué Marc’h ») et dans la presqu’île de Crozon : Lostmarch [45] et il est tentant de faire le même rapprochement pour Guinvarch et Guivarch. Quoiqu’il en soit, ces deux personnages sont attachés à des vestiges dont l’origine peut remonter à l’époque féodale et qui ont laissé des traces dans la toponymie : Créach-March et Quenechmarch (qui est la forme du précédent en moyen breton), lieux-dits proches de Pratenroux, et « Castel ar Roué Guivarch » sur l’île Chevalier, située dans la rivière de Pont L’Abbé.
V – De Guinvarch aux vicomtes de Léon
Le nom porté par le seigneur de Pratenroux et de l’île Chevalier rappelle celui de Guiomarch, vicomte connu au milieu du XIe siècle dans les chartes cornouaillaises. En outre, le « nomen » de Guiomarch se retrouve à nouveau aux XIe et XIIe siècle dans les chartes cornouaillaises : « Guihomarch filium Demei », charte de la duchesse Constance [46] et curieusement associé à celui de Gradlon à deux reprises : Ehuarn, vicomte (et fils de Morvan) eut deux fils connus : Guiomarch et Gradlon, de même que Noménoé, cité dans le cartulaire de Quimperlé [47]. Ces deux noms ont été également portés par des personnages légendaires, dans CHRETIEN DE TROYES, (Erec et Enide) qui les présente comme frères : « Graislemiers de Fine Poterne (Gradlon Meur) et Guilemers son frère (Guiomarch), de l’Ile d’Avalon fut sire,[…] fut ami de morgane la fée » [48]. Dans les Romans bretons, l’amant de Morgane, la fée, est un chevalier, du nom de Guiomarch, neveu du roi Arthur.
Pour Gwenhael LEDUC, le nom dynastique de Guiomarch pourrait rappeler le personnage mythique du roi March (identifié à Conomore), à cause de l’élément « march », alors qu’aucun lien onomastique n’existe avec Conan Mériadec (personnage légendaire récupéré tardivement par les vicomtes de Léon : un Conan au XIIIe siècle) ; il considérait que les graphies du nom (Guivarch, Guiomarch et Guionvarch) sont des formes diverses du même nom [49]. De même, Gaël MILIN souligne l’homonymie entre Guiguemar, le héros du lai de Marie de France, et le protagoniste de certaines versions du conte du roi aux oreilles de cheval, car la forme Guiguemar (ou Guiamar dans la version norvégienne) n’est autre que l’anthroponyme « breton-moyen Guihomarch » ; et à propos de ce lai et de celui de Graelent Muer (désignant Gradlon), il ajoute que « l’hypothèse de légendes dynastiques, faisant remonter un lignage à un ancêtre mythique, doit être envisagée avec attention » [50]. Dans le lai de Guiguemar, le héros est présenté comme étant le fils du « sire de Liun », vassal de Hoêl : il est possible de l’identifier avec Guiomarch, vicomte de Léon (décédé en 1103), car Marie de France écrivait dans la seconde moitié du XIIe siècle.
Toutefois, les contes relatifs au roi March sont situés principalement en Cornouaille, en dehors de Penmarch en Saint-Frégan, évêché de Léon (sous l’influence des vicomtes de Léon ?) et du site de Run Marc en Lanmeur (ou d’ailleurs la prononciation ne renvoie pas au mot « march »), alors qu’ils sont connus en Léon avec le personnage du seigneur Karn [51]. De plus, elle est ancienne puisque la première allusion se retrouve dans la Vie de saint Paul Aurélien, rédigée en 884 par Wormonoc, moine de Landévennec, dans laquelle le roi Marc est identifié avec Conomore, étant rappelé que la représentation zoomorphique de l’évangéliste saint Marc sur les évangéliaires de Landévennec, datant du IXe siècle, est une tête de cheval. Ainsi, le roi Guinvarch qui n’est connu d’aucune source écrite ancienne vient s’enraciner en Cap-Caval (du littoral cornouaillais jusqu’aux portes de Quimper), même si c’est de façon moins glorieuse que Gradlon. L’implantation ancienne d’un seigneur du nom de Guiomarch à Penhars, siège du Kemenet, s’en trouve confortée : ce pourrait être le vicomte cité dans trois chartes cornouaillaises du XIe siècle et l’auteur du lignage des vicomtes de Léon.
VI – Guimoarch et les sires du Pont
Il convient de revenir sur les liens possibles entre les vicomtes de Léon et les seigneurs du Pont dont les origines demeurent mal connues. Ils apparaissent dans les textes au début du XIIIe siècle : en 1223, Herveus de Ponte et sa mère cèdent à l’évêché et à l’abbaye de Saint-Gildas-de-Rhuis les droits que leurs ancêtres s’étaient appropriés concernant le prieuré de Loctudy [52]. Plusieurs chercheurs voient dans le lignage de Pont L’Abbé les descendants des abbés laïcs de Saint-Tudi qui sont mentionnés dans la deuxième moitié du XIe siècle : Daniel dans le cartulaire de Quimperlé et « Guégon, abbat Tudi »dans celui de Landévennec, aux côtés d’Alain Fergent. Dans une charte du duc Conan IV datée de 1162 confirmant à l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé toutes ses possessions, on retrouve parmi les témoins laïcs « Guinguen dictus abbas sancti Tudi » [53]. Hervé TORCHET pense que l’abbé de Saint-Tudy était alors Eudon du Pont, époux de Marguerite, qui restitua, en accord avec son fils Hervé, les droits détenus par ses ancêtres dans l’église de Loctudy ; un autre fils était prénommé Eudon, qui participa à la bataille de Bouvines en 1214 [54]. Enfin, selon André-Yves. BOURGES, la mère de Hervé du Pont serait l’héritière de cette dynastie [55].
Les sires du Pont auraient cumulé la possession d’un fief banal et d’un établissement monastique, l’abbaye de Saint-Tudy. Vers la fin du XIe siècle ou au début du siècle suivant, le lignage devait occuper une grande enceinte au sud du gué situé sur la rivière de Pont L’Abbé et était détenteur d’un fief qui pourrait avoir été la totalité du Cap Caval. Ils auraient contracté une alliance matrimoniale avec les vicomtes de Léon dans le courant du XIIe siècle, à qui ils auraient donné en partage la totalité du Kemenet, relaté dans l’enquête de 1410-1411 faite à la demande des Rohan sur leurs droits en Cornouaille et qui rapporte que « les héritages que ledit vicomte (de Rohan) tient au Kemenet et en la paroisse de Penharz furent de l’héritage du sire de Pont L’Abbé » [56]. Il est vrai que le patronyme de Hervé est commun aux deux maisons à partir de la fin du XIIe siècle et que les vicomtes de Léon ont pu rattacher à leur fief d’autre seigneuries cornouaillaises comme celle de Crozon, détenu par Rivelen dont la fille épousa Orscand, frère d’Alain Canhiart et évêque de Quimper au XIe siècle.
Toutefois, quelques points méritent un examen :
- le titre porté par le lignage désigne une fonction ecclésiastique liée à un ancien établissement monastique très anciennement honoré en Cornouaille, puisque saint Tugdual (saint Tudi) était l’une des quatre colonnes du diocèse, alors que le Kemenet avait une fonction militaire
- l’importance de la concession faite aux vicomtes de Léon, qui auraient reçu un territoire important à l’intérieur du Cap Caval, avec une enclave dans le fief des seigneurs du Pont, à savoir la seigneurie de Kerlaouenan, ayant son chef lieu en Plobannalec et détentrice des droits de fondation et de patronage dans l’église paroissiale [57]. A la fin de l’ancien régime, le greffier-fiscal de la baronnie prétendait même que le Pont aurait été un ancien domaine de la maison de Léon en s’appuyait sur l’analogie entre les armes des deux lignages : un lion rampant [58]
- la désignation du château de l’île Chevalier (également appelée « île Gueltas », à cause de l’existence d’une chapelle Saint-Gildas, rappelant les liens entre Loctudy et l’abbaye de Saint-Gildas-de-Rhuis), qui renvoie à l’onomastique des vicomtes de Léon : « Castel ar roué Guivarch ». C’était l’un des quatre châteaux de la baronnie de Pont L’Abbé : « fier de ses tours, donjons et forteresses », il n’en restait que des ruines en 1694 [59]. En fait, l’île avait une double dénomination, ecclésiastique et laïque : au XVIIe siècle, elle était appelée « enez ar mar’hec » (île du chevalier) [60]. Nous proposons de voir dans mar’hec un équivalent de Guimarch (« digne d’avoir un cheval » en breton). Il convient de signaler en outre le manoir de Kerguiomarch en Loctudy
- les anciennes descriptions des vitraux de l’abbaye de Daoulas présentaient l’écusson des seigneurs de Pont L’Abbé tout en haut de la maîtresse vitre, en supériorité par rapport à celui des vicomtes de Léon, fondateurs de l’abbaye. C’était la marque d’une hiérarchie à l’intérieur de la noblesse cornouaillaise dont ces derniers faisaient partie, du moins au titre du Kemenet et de leurs autres possessions [61].
- enfin, l’acte de 1208 (cité supra) précise que Hervé de Léon donne à son fils la sénéchaussée héréditaire de cinq paroisses du Kemenet, ce qui incite à privilégier la thèse d’un partage d’un territoire commun entre deux branches d’un même lignage.
On peut conclure que de fortes présomptions existent en faveur d’une alliance ancienne (voire d’une origine commune) entre les vicomtes de Léon et les seigneurs du Pont, en raison de la proximité et de l’enchevêtrement des fiefs (Plobannalec, dépendant du Kemenet, jouxtait la ville de Pont L’Abbé) et de l’onomastique : le château du roi Guimarch, Kerguiomarch.
VII – Guiomarch et Locronan
Le Kemenet s’étendait au nord jusque sur le territoire de Plogonnec, qui était limitrophe de la Montagne de Locronan. La charte II du cartulaire de l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé, intitulée « De possessionibus » est établie en présence du comte Alain Canhiart et de « primatibus de Cornubie » : à côté des deux frères du comte, figuraient Guégon et son père Huélin, seigneurs de Hennebont, ainsi que Loeshuarn, et Guiomarch, ce dernier sans titre de vicomte. Leur présence se justifiait peut-être par les donations qu’ils firent au monastère , à savoir Huelin donateur de l’île de Groix (charte X p.149, 150 Cartulaire de Quimperlé), et Altfridus filius Altfridi, autre témoin cité, cousin du comte, et donateur d’une église (charte XI p.151,152). Guiomarch était-il le vicomte témoin de la charte IX et était-il à l’origine de donations en faveur de Quimperlé, fondée aux alentours de 1050 ? En outre, dans un fragment de chronique reproduisant la charte II, la liste des témoin se termine par Loeshuarn « et ceteris pluribus tam ex Cornubia quam ex Kemenet Hebou », ce qui implique que Guiomarch soit issu de l’un ou l’autre (p.123).
Ces constatations nous orientent vers la question de l’origine les terres appartenant à Quimperlé autour de Locronan, qui sont connues par la charte VII constituant le rentier de Locronan, compilé dans le premier quart du XIIe siècle. Celles qui peuvent être identifiées se trouvent en Plounévez-Porzay, Guengat (Caer Dren, Kerdrein, ancien manoir) [62], Plogonnec (« mes an escop »). Il n’est pas assuré qu’il s’agisse d’une donation comtale, car la charte IV rapportant la victoire d’Alain Canhiart sur le duc Alain III (charte de « Guet Ronan » : bataille de Ronan) est un faux qui s’inspirerait d’un passage de la pancarte de l’Eglise de Quimper dans laquelle Alain Canhiart fait un don après une victoire obtenue contre les Léonards qui avaient pénétré en Cornouaille [63]. De plus, on peut faire remarquer que Locronan se trouve plus éloigné de Quimperlé que de Landévennec ou Locmaria-Quimper qui auraient pu bénéficier de ces donations avant Sainte-Croix : un évènement aurait été à l’origine de la donation, c’est peut-être la bataille de Guet-Ronan relatée par la charte IV, mais elle aurait opposé Alain Canhiart à un autre adversaire que le duc Alain III, décédé en 1040, soit avant la fondation de l’abbaye de Quimperlé. Le rédacteur, vers 1124/1127, précise que les Cornouaillais appellent cette bataille encore aujourd’hui « Guet Ronan », ce qui confirme son historicité. On constate en outre que le compilateur du cartulaire a tenu à insérer le faux entre d’une part la charte III relatant la donation de Tréguennou et Tréballay après la victoire sur le vicomte Guiomarch et d’autre part le rentier des terres de Saint-Ronan (à savoir la charte VII, sachant que les actes V et VI sont de la fin du XIIe siècle). Il est possible de rapprocher les deux chartes (III et IV) qui relatent toutes deux un victoire d’Alain Canhiart et qui ont plusieurs témoins communs : l’abbé Gurloes, Judith, Orscand, le vicomte Morvan, Omnés, et trois laïcs cités dans le même ordre (Saluden, Gulchuen et Guegon).
La période concernée est comprise entre 1046 (date la plus ancienne pouvant être retenue pour la fondation de l’abbaye de Sainte-Croix) et 1058, année de la mort d’Alain Canhiart : ce dernier aurait-il fait deux donations à la suite de deux batailles victorieuses ou n’y aurait-il eu qu’une seule victoire, qui aurait été à l’origine du transfert du minihi de saint Ronan à l’abbaye de Quimperlé ? Alain Canhiart n’aurait-il fait que restituer à un établissement monastique récent des biens accaparés par des laïcs lors de la période troublée ayant suivi les invasions normandes ? Dans l’hypothèse que nous privilégions, le vicomte Guiomarch aurait été contraint de céder les terres de Saint-Ronan au comte de Cornouaille qui les aurait remises ultérieurement à l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé, en remerciement de la victoire. Parallèlement, le comte Alain aurait fait transférer à l’église cathédrale de Quimper les reliques de saint Ronan, où elles étaient encore détenues lors de la rédaction de la vita Ronani [64]. En résumé, si on considère le cartulaire comme une pancarte sur le modèle de Locmaria de Quimper, le rentier des terres de Saint Ronan était le prolongement de la charte III relatant la victoire remportée au milieu du XIe siècle sur le vicomte Guiomarch et il fallait, a posteriori, justifier par un titre (la charte IV dite « Guet Ronan ») les possessions de l’abbaye en Locronan, vis-à-vis de l’évêché et de tout autre puissance de l’époque.
Cette question nous renvoie aux lignages dont les fiefs entourent Locronan : Kemenet, Nevet, Le Juch et Porzay [65]. Le premier, aux vicomtes de Léon, comprenait une portion de la paroisse de Plogonnec, au sud de Locronan ; Nevet, en partie sur Plogonnec, avait construit son premier château sur la montagne de Locronan, au lieu dit La Motte, située en fait en Plogonnec [66] ; non loin, vers l’ouest se dressait le château du Juch, possible démembrement du Kemenet. Les vicomtes de Léon possédaient également au XIIe siècle d’après la charte de 1208 « nemus Schyrriou » [67], lieu-dit qui peut être identifié avec Coat-Squiriou, en Quemeneven, paroisse limitrophe de Locronan, où existe une parcelle « ar C’hastellic » avec traces d’une motte féodale. La seigneurie de Coat-Squiriou est attestée au XVe siècle dans les paroisses de Quemeneven, Cast et Plomodiern dans les livres de réformation de la noblesse (paroisses situées en Porzay, au nord de Locronan) [68] Quant à la seigneurie de Guengat, l’un de ses premiers titulaires était dénommé Guiomarch Daniel (charte VIII de Quimperlé, du début du XIIIe siècle). Enfin, les vestiges de la montagne du Prieuré, proche de Locronan, étaient ceux d’une résidence carolingienne abandonnée vers 1050, car la charte et le rentier n’en parlent pas, étant vraisemblablement détruite pendant les invasions normandes : il en est resté le toponyme « Goarem ar Salud » [69].
De même qu’il existe une proximité entre les textes, de même la situation de Locronan aux confins des fiefs des vicomtes de Léon (le territoire de Locronan est comme enclavé entre le Porzay, où ils sont possessionnés, au nord, et le Kemenet, au sud)) inciterait à proposer un lien entre les « terres de saint Renan » et ces derniers ou leurs ancêtres. Les vicomtes ont peut-être voulu conserver en Léon le souvenir de ces liens en fondant le prieuré de Saint-Renan (Lokournan-Léon) qui appartenait à l’abbaye de Saint-Mathieu. La Vita dit que saint Ronan aborda sur les côtes du Léon mais ne cite pas le nom de son premier établissement et la tradition veut qu’il séjourna à Molène, dont l’église Saint-Ronan appartenait aussi à l’abbaye de Saint-Mathieu. En fait, un autre site pourrait convenir, celui de Locrenan près de Plestin-Les-Grèves [70].On peut également souligner les liens entre les vicomtes de Léon et l’abbaye de Locmaria-Quimper, en raison de la donation de Notre-Dame de Lesneven à cette dernière, donation qui pourrait être antérieure à 1124, date à laquelle Locmaria devint un prieuré de l’abbaye de Saint-Sulpice-La-Forêt [71] Enfin, la paroisse de Saint-Thégonnec en Léon porte le nom du saint éponyme de Plogonnec (incluse dans le Kemenet et limitrophe de Locronan) après avoir été appelée « prioratus de Pleiber-Rival » jusqu’au XIVe siècle : une chapelle dédiée au saint est située sur son territoire et une deuxième version de la Vie de saint Thégonnec relate que, après avoir fondé un ermitage à Plogonnec, le saint aurait été à l’origine de la paroisse léonarde qui porte son nom [72]
Après avoir été vaincu à deux reprises par Alain Canhiart, d’abord victorieux contre les Léonards (dans l’hypothèse où ces derniers auraient été conduits par le vicomte Guiomarch, ce qui n’est pas dit dans la charte du cartulaire de la cathédrale de Quimper) [73], puis contre le vicomte Guiomarch, sous-entendu de Léon, le lignage vicomtal de Léon aurait-il réussi par la suite à annexer d’importantes seigneuries cornouaillaises : le Kemenet, le Porzay et Crozon par des alliances matrimoniales ? Ne faut-il pas envisager, au contraire, qu’une partie de ces fiefs était déjà sous la domination de leurs ancêtres au XIe siècle ?
*
* *
En conclusion, nous pensons que le Kemenet constitué par Alain Barbetorte au profit de Dilès, vicomte, fut progressivement démembré en trois principaux fiefs : celui des comtes de Cornouaille (autour de Plonéour-Lanvern), la baronnie de Pont L’Abbé, et celui qui revint au vicomte Guiomarch et qui conserva le nom d’origine de Kemenet (il fut à son tour partiellement démembré entre des vassaux : Le Juch, Guengat, Pont-Croix, Nevet étant un ramage des vicomtes du Faou). On peut constater en outre que les titulaires de ces trois démembrements furent parmi les plus puissantes familles de Cornouaille : les comtes et les barons du Pont ; quant aux seigneurs du Kemenet, ils seraient de même un ancien lignage cornouaillais, portant le titre de vicomte et installé au cœur du comté dans un fief qui jouxtait le siège du pouvoir comtal, dont il ne pouvait qu’être allié, même s’il s’opposa à lui au prix d’une défaite qui lui coûta l’un de ses fleurons, le minihi de saint Ronan.
Le vicomte Guiomarch, contemporain du comte de Cornouaille, Alain Canhiart, vivant vers le milieu du XIe siècle, pourrait ainsi faire partie de la descendance du lignage de Dilès, dont il aurait hérité le titre de vicomte. L’autre vicomte, Morvan, était possessionné aux confins de la Cornouaille et du Léon, entre l’Aulne et l’Elorn, où se trouvait la forteresse de la Roche-Morvan ; il devait tenir sa fonction du comte de Cornouaille, comme le montre la mention de sa rébellion dans l’acte de donation relatant sa défaite face à son suzerain. Ces hypothèses recoupent celles émises par Mme QUAGHEBEUR qui considère que, d’une part, le vicomte Dilès a pu transmettre son titre à un successeur et, d’autre part, avoir donné en mariage une sœur ou une fille à Budic Castellin, premier comte de Cornouaille attesté [74] . Enfin, nous ne pouvons exclure un rapprochement entre le lignage de Guiomarch et le donateur de la chapelle de Lan Sent à Landevennec connu par la charte 20 du cartulaire, car ce lieu est situé en Porzay non loin de Locronan et du Camp des Salles qui pourrait être la résidence de Uuarhenus, homme noble et « auctor et pincerna regis Gradloni », la donation étant faite du temps de Charlemagne, soit avant les invasions scandinaves et la destruction du site.
Résumé :
La présente étude, qui prolonge un précédent travail sur les origines des vicomtes de Léon au XIe siècle, tente de rechercher en Cornouaille les racines de ce lignage dans le Quéménet, l’un de ses principaux fiefs. Cette seigneurie, qui s’étendait entre l’Odet et l’océan et jusqu’à la Montagne de Locronan, était limitrophe de la baronnie du Pont et d’un fief appartenant aux comtes de Cornouaille, au sud. On peut envisager l’hypothèse du démembrement en trois seigneuries principales d’un fief originel couvrant le Cap Caval. Désignant un territoire attribué à un vassal, le terme Kemenet n’est apparu qu’après les invasions normandes : le premier titulaire pourrait en être Dilès, vicomte d’Alain Barbetorte à la fin du Xe siècle. Le souvenir du vicomte Guiomarch, dont l’existence est attestée au milieu du XIe siècle par des actes du cartulaire de l’abbaye de Quimperlé, pourrait s’être conservé dans une version de la légende du roi March, collectée près de Quimper à Penhars, siège du Kemenet, et connue en d’autres lieux de Cornouaille occidentale. En outre, des présomptions existent en faveur d’une alliance ancienne, voire d’une origine commune, entre les seigneurs du Kemenet et les sires de Pont-L’Abbé. Enfin, l’extension du Kemenet jusqu’aux confins de Locronan et les incertitudes sur l’identité des donateurs du minihi de saint Ronan découlant de la charte apocryphe de l’abbaye de Quimperlé, dite de « Guet Ronan », nous conduisent à proposer un lien entre cette donation et la défaite du vicomte Guiomarch face aux troupes du comte de Cornouaille, Alain Canhiart, relatée dans un autre acte du cartulaire de cette abbaye. L’histoire du Kemenet, au XIe siècle, serait ainsi liée à celle d’un lignage cornouaillais, dont seraient issus les vicomtes de Léon.
Abstract :
The present study which follows a preceding work about origins of Viscount of Léon during XIth century tries to search in Britannic Kernow roots of this ancient line in Quemenet, one of their main lordships. This one, spreading between Odet’s river, ocean and Locronan’s mountain, was bordering two others : that of Baron of Pont-L’Abbé and that of Kernow Count. We can think that an original lordship, which was spreading on Cap-Caval, had been dismembered in three ones. Word “Kemenet”, meaning in Breton language a territory given to a baron, appeared after Norman invasions : first Kemenet lord could have been Dilès, viscount of Alan Barbetorte, in the end of Xth century. Memory of Viscount Guiomarch, who is known by charters of middle of XIth century from Quimperlé Abbe, could have be preserved in a version of king March’s legend collected near Quimper, at Penhars, see of Kemenet, and in others places of West Kernow. Also, some presumptions can be found in favour of ancient alliance, or even common origins, between lords of Kemenet and lords of Pont-L’Abbé. Finally, the extension of Kemenet up to limits of Locronan and the doubts about identity of “minihi sancti Ronani” donors suggested by a spurious charter from Quimperlé Abbey (called “Guet Ronan”) induce a link between this donation and Viscount Guiomarch’s defeat against Alain Canhiart, Count of Kernow, related by another charter from the same abbey. History of Kemenet during XIth century should then be linked to this of a Kernow line, from which should be descended Viscounts of Léon.
[1] Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, Paris, 1742-1746, t. I, col. 5 : « MCIII Occisus est Guichomarius vicecomes Leonensis dolo »
[2] Soubigou, Jean-Paul, Les origines des vicomtes de Léon (XI-XIIèmes siècles), 2001, non publié.
[3] Maitre, Léon, et De Berthou,Paul, Cartulaire de l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé, 2e éd. Paris-Rennes, s.d.
[4] « Le comte de Cornouaille donna avant son expédition contre Guiomarch deux hameaux situés en la paroisse de Bannalec : Trébalay et Trévenou, puis il confirma cette donation après sa victoire »
[5] Cartulaire de l’église de Quimper, publié par le chanoine Peyron, Paul, Quimper, 1909. Dom Morice, Preuves, t. I, col. 377 : « subacto Vicecomes Morvano sibi rebelli….Tresgalet quae est in Ploneor in pago Cap-cavall [Plonéour-Lanvern] »
[6] Le cartulaire de l’abbaye de Saint-Sauveur de Redon, Rennes, Association des amis des archives historiques du diocèse de Rennes, Dol, Saint-Malo, 1998, folio 171 v
[7] Dom Morice, Preuves, t. I, col. 373.
[8] De La Bigne Villeneuve, Paul, « Cartulaire de l’Abbaye de Saint-Georges de Rennes », Mémoires de la Société d’Archéologie d’Ille-et-Vilaine, 1876, p. 246-247
[9] Dom morice, Preuves, t. I, col. 378 : « Kaer Huel in Kemmenet » ,cité dans une charte du duc Hoêl (1066/1084)
[10] De La Borderie, Arthur, Histoire de la Bretagne, t. III, Rennes-Paris, 1899, p. 77, n. 1 : « Herveus de Leonia, filius Margiliae, dat R. filio cari senescalliam hereditariam…ex assensu fratrum suorum Salomoni et Guidomari et Constantiae suroris suae . Anno MCCVIII » Extrait de la généalogie des vicomtes de Léon par Dom Lobineau, à la suite du Traité ms. des Barons de Bretagne
[11] De La Borderie, Arthur, Histoire de la Bretagne, t. III, p . 77 n. 2 : Archives de Loire-Inférieure, Chambre des comptes, Déclarations, Domaine de Quimper, vol. IV, p. 85
[12] Tanguy, Bernard, « Les Pagi bretons médiévaux », Bulletin de la Société Archéologique du Finistère (BSAF) t. CXXX, 2001, p. 393-394
[13] Le Moigne, Gérard, « Les seigneurs de Guengat », BSAF, t. CXXIX , 2000, p. 277
[14] LE Moigne, Gérard, « La baronnie du Juch », BSAF, t. CXXVI, 1997, p. 390-394
[15] Bourde De La Rogerie, Henry, « Liste des juridictions du présidial de Quimper », BSAF, 1930, p. 107-110
[16] Tonnerre, Noël-Yves, La Bretagne féodale, XIe-XIIIe siècles, Rennes, Editions Ouest-France, 1987, p. 175
[17] « Le château de Pont-L’Abbé », BSAF, t. CXXXI, 2002, p. 189-190
[18] Le Duigou, Serge, et Le Boulanger, Jean-Michel, Histoire du Pays Bigouden, Plomelin, Editions Palantines, 2002, p. 48
[19] Le Moigne, Gérard, « Le château de Pont-L’Abbé », art. cit., p. 190
[20] Pastoureau, Maurice, « L’héraldique bretonne », BSAF, 1973, p. 146
[21] Potier De Courcy, Pol, Nobiliaire et armorial de Bretagne, t. I, p. 322
[22] Cartulaire de Landévennec, par.Le Men, René-François, et Ernault, Emile, Edition Britannia Christiana, Landévennec, 1985
[23] Guirriec, Henry, « Autour du Cartulaire de Landévennec », BSAF, 1939, p. 3-26
[24] Tanguy, Bernard, « Hagionomastique et histoire : Pabu Tugdual alias Tudi et les origines du diocèse de Cornouaille », BSAF, t. CXV, 1986, p. 116-142
[25] Tanguy, Bernard, « Hagionomastique et histoire… », art. cit. p. 120
[26] Tanguy Bernard, « Les noms de lieux dans le cartulaire de Landévennec, Landévennec et le monachisme breton dans le Haut-Moyen-Age », Actes du colloque du XVe centenaire de l’abbaye de Landévennec, Landévennec, 1985, p. 153
[27] Quaghebeur, Joëlle, La Cornouaille du IXe au XIIIe siècle, Mémoire, pouvoir, noblesse, Société Archéologique du Finistère, 2001, cartes p. 203 et 255
[28] Dom Morice, Preuves, t. I, col. 378
[29] Tanguy, Bernard, « Hagionomastique et histoire », art. cit., p.133-139
[30] « in vicaria Plueu Eneuur…, in Buduc [Beuzec]…, in Pumurit »
[31] Quaghebeur, Joëlle, « La Cornouaille du IXe au XIIIe siècle… », op. cit. p. 411, sq.
[32] Cassard, Jean-Christophe, « En marge des incursions vikings », BSAF, t. CXXVII, 1998, p. 261-262
[33] Guigon, Philippe, Les fortifications du Haut-Moyen-Age en Bretagne, Rennes, Institut Culturel de Bretagne, 1997, p. 96-98
[34] Quaghebeur, Joëlle, « La cornouaille… », op. cit., p.153, lignage d’Alfred
[35] Trevidy, Joseph, « Promenade au manoir de Pratenroux et de Pratenros [commune de Penhars] », BSAF, 1887, p. 167 et 175-176
[36] Trevidy, Joseph, « Une promenade à la montagne de Justice », BSAF, 1882, p. 33
[37] Le Roy, Robert, « Petit atlas de Quimper au Moyen-Age », BSAF, t. CXXXI, 2002, p. 228
[38] Trevidy, Joseph, « Une promenade à la montagne de Justice », art. cit., p. 42-43
[39] Le Roy, Robert, « Petit atlas de Quimper… » art. cit., p. 228
[40] Histoire de Quimper, sous la direction de Kerherve, Jean, Editions Privat, 1995, carte p. 62
[41] Trevidy, Joseph, « Une promenade… » art. cit, p. 37
[42] Ogee, Jean, Dictionnaire historique et géographique de la province de Bretagne dédiée à la nation bretonne, Rennes, 1843-1853, 2è édition, t. II, p. 265-266
[43] Eveillard, Jean-Yves, « Trois têtes en pierre », BSAF, 2003, p. 82 et BSAF, 1994, p. 163-173
[44] Milin, Gaël, Le roi March aux oreilles de cheval, Genève, 1991, p. 223-254
[45] Tanguy, Bernard, « Douarnenez, patrie de Tristan », BSAF, t. CXVII, 1988, p. 124-126
[46] Dom. Morice, Preuves, t. I, col. 376
[47] Quaghebeur, Joëlle, « La Cornouaille… », op. cit, p. 413-415
[48] Bourges, André-Yves, « L’expansion territoriale des vicomtes de Léon à l’époque féodale », BSAF, t. CXXVI, 1997, p. 369
[49] Leduc, Gwenhael, « La conception et la naissance de Conan Mériadec », Saint-Jean-du-Doigt, des origines à Tanguy-Prigent, Actes du colloque, Brest, CRBC, 1999. p. 119, 122
[50] Milin, Gaël, « Le roi March... », op. cit., p. 211, 213
[51] Milin, Gaël, « Le roi March... », op. cit., p. 207-208
[52] Dom Morice, Preuves, t. I, col. 854
[53] Dom Placide Le Duc, Histoire de l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé, p. 217-218, publié par Le Men, René-François, Quimper, 1863
[54] Torchet, Hervé, La réformation des fouages en 1426, évêché de Cornouaille, 2001, Quimper, p. 232
[55] Bourges, André-Yves, « A propos de la vita de saint Corentin », BSAF, t. CXXVII, 1998, p. 298
[56] Le Moigne, Gérard, « Le château de Pont L’Abbé », BSAF, t. CXXXI, 2002, p. 186-189
[57] Trevidy, Joseph, « Lettres », BSAF, 1899, p. 11-12, et Bourde De La Rogerie, Henry, « Liste des juridictions du Présidial de Quimper », BSAF, 1930, p. 103, n. 2 : « la seigneurie de Plobannalec, comprise dans le Kemenet en serait désunie pour être incorporée dans la nouvelle seigneurie de Lesnarvor ; lettres patentes d’avril 1655 ».Il faut savoir que Plobannalec était limitrophe de Pont L’Abbé, et donc située au cœur de ce fief.
[58] Bourde De La Rogerie, « Liste des juridictions… », art. cit, p. 103
[59] De La Borderie, Arthur, Histoire de la Bretagne, Rennes-Paris, 1899, t. III, p. 76
[60] Milin, Gaël, « Le roi March... », op. cit. p. 229-232, n. 60-62
[61] Torchet, Hervé, La réformation des fouages … op. cit., p. 19
[62] Dilasser, Maurice, Locronan, un pays de Cornouaille, Brest, 1989, p. 509
[63] Quaghebeur, Joëlle, « Un bourg en Cornouaille au début du XIIe siècle », Saint Ronan et la Troménie, Brest, CRBC, 1995, p. 191-199
[64] Guillotel, Hubert, « Sainte Croix de Quimperlé et Locronan », Saint Ronan et sa Troménie, art. ct., p. 175-190
[65] De La Borderie, Arthur, Essai sur la géographie féodale de la Bretagne, Rennes, 1889, p. 135
[66] Le Moigne, Gérard, « La seigneurie de Nevet », BSAF, t. CXXVIII, 1999, p. 448-449
[67] De La Borderie, Arthur, Histoire de la Bretagne, t. III, p. 77, charte de 1208
[68] Le Quellec, Vincent, Le Goffic, Michel, Peuziat, Josick, « Les enceintes médiévales du Porzay », BSAF, t.CXXXV, 2006, p. 47-48.
[69] Guigon, Philippe, Les fortifications du Haut-Moyen-Age en Bretagne, Rennes, 1997, p. 68-98
[70] TANGUY, Bernard, « Du Nemeton au Locus Sanctus », Saint Ronan et sa Troménie, art. cit., p. 117
[71] Dom Anger, Cartulaire de l’abbaye de Saint-Sulpice-la-Forêt, Rennes, 1911, extraits des Bulletins et Mémoires de la Société archéologique d’Ille-et-Vilaine, p. 154, n° LXXII
[72] De Mauny, Michel, Le pays de Léon, Editions régionales de l’Ouest, Mayenne, 1993, p. 284-285
[73] Cartulaire de l’Eglise de Quimper, publié par le chanoine Peyron, Paul, Quimper, 1909 : « après sa victoire contre les Léonards qui s’étaient introduits en Cornouaille, Alain Canhiart fit don du hameau de Lezugar en Beuzec-Cap-Sisun : « Leonenses qui fines regionibus suae…Leonensibus victis cum praedictus Consul…. ». On voit qu’il n’est nullement fait mention du vicomte Guiomarch.
[74] La Cornouaille du IXe au XIIe siècle, op. cit., p. 108-113